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Dans la recherche de l’unité des chrétiens, les dogmes proclamés par
l’Eglise catholique depuis les différentes scissions sont souvent perçus
comme un problème. En cas de réalisation de l’unité visible qui est en
principe le but du dialogue œcuménique, les autres chrétiens devront-ils
accepter les dogmes de l’Immaculée Conception (proclamé en 1854), de
l’infaillibilité pontificale (1870) et de l’Assomption (1950), ou encore le
Filioque ? Cette question a été explicitement évoquée par la
Commission de dialogue entre anglicans et catholiques romains en 1981 :
« Des anglicans demanderaient également si, dans une union future entre nos
deux Eglises, on les contraindrait à souscrire à de telles déclarations
dogmatiques »..
La question ne se pose pas que par rapport au passé : l’engagement
œcuménique de l’Eglise catholique l’empêche-t-elle de proclamer de nouveaux
dogmes ?
Pour répondre à cette question, nous allons examiner les différents sens
donnés au terme de « dogme », ainsi que certaines propositions
d’interprétation des dogmes.
Une question parallèle se pose : en cas de réalisation de l’unité, qui
pourrait engager la foi de tous les chrétiens concernés, afin que l’unité se
situe au niveau de la foi, et de manière stable ?
Le sens du
terme « dogme »
Nous entendons ici le
terme « dogme » dans son sens moderne d’expression de la foi proclamée
solennellement par l’Eglise (par un Concile avec le pape ou par le pape
seul).
Il ne correspond pas exactement à un « article de foi » : on peut dire avec
Charles Journet que les dogmes sont dérivés des articles de foi.
Etant donné qu’ils en sont dérivés comme une expression implicite de la
révélation, ils demandent une adhésion de foi.
Les théories du
développement du dogme ont une histoire riche et complexe.
Nous essayons d’en résumer l’élément central.
La révélation est
entièrement et définitivement donnée en Jésus Christ et est ainsi complète
au terme de l’âge apostolique.
Ce caractère définitif n’empêche pas l’approfondissement par l’Eglise de la
révélation : il le postule au contraire, car la dignité même de la
révélation définitive implique de la transmettre et de la défendre face aux
questions nouvelles qui se posent au cours des siècles, avec l’assistance de
l’Esprit-Saint.
Un dogme est défini
en tant que révélé par Dieu, en ce sens qu’il exprime le sens implicite de
la révélation, déjà inclus en elle comme les théorèmes concernant le
triangle étaient implicitement contenus dans la définition de celui-ci avant
d’être découverts.
La définition correspond désormais à l’interprétation autorisée d’un donné
révélé qui jusque là était ouvert à diverses interprétations. Un dogme n’est
donc que relativement nouveau : « Fait sous la lumière de l'assistance
infaillible promise à l'Eglise, un tel passage de l'implicite à l'explicite
donne naissance au dogme. Faudra-t-il dès lors parler de dogmes nouveaux?
Ils sont nouveaux, non par leur substance, leur contenu, mais par la manière
dont ils expriment et manifestent cette substance, ce contenu. L'Eglise
primitive ne les connaissait sans doute pas d'une manière expresse, mais
elle connaissait leur source, les articles de foi dont ils sont dérivés.
Loin de les désavouer aujourd'hui, elle sentirait bien plutôt qu'elle les a
toujours tenus et confessés dans leur racine et principe: tel l'homme qui a
toujours refusé de se prononcer entre deux thèses contraires, quand on lui
présente soudain la vérité en laquelle elles se concilient, peut dire en
toute droiture qu'il l'a toujours attendue, qu'il l'a toujours crue ».
Questions protestantes et
culturelles à propos du dogme.
Dans le dialogue
œcuménique, le dogme est perçu à travers les connotations négatives que
reçoit ce terme dans la tradition de la Réforme d’une part, dans la
philosophie moderne d’autre part.
Les « nouveaux articles de foi » selon
Calvin.
Calvin conteste les
nouveaux articles de foi au nom du principe que la révélation est close :
« Entre les Apôtres et leurs successeurs il y a cette différence (…) que les
Apôtres ont été comme le notaires jurés du Saint-Esprit, pour que leurs
Ecritures soient tenues comme authentiques, et que les successeurs n'ont
d'autre charge que d'enseigner ce qu'ils trouvent être contenu aux saintes
Ecritures. Concluons donc qu'il n'est point permis à tous les ministres
fidèles de forger de nouveau quelque article de foi; mais qu'il faut
simplement adhérer à la doctrine à laquelle Dieu nous a tous assujettis sans
exception. Quand je dis cela, mon intention est non seulement de montrer ce
qui est licite à chacun en particulier, mais aussi à toute l'Eglise
universelle ».
Le principe de cette position est le caractère définitif de la révélation.
Calvin accepte
toutefois les dogmes proclamés par les premiers conciles (« Nicée,
Constantinople, le premier d'Ephèse, Chalcédoine et les semblables qu'on a
tenus pour condamner les erreurs et opinions méchantes des hérétiques »),
parce qu’ils n’enseignent rien d’autre que l’Ecriture : « Car ces conciles
ne contiennent rien qu'une pure et naturelle interprétation de l'Ecriture,
que les saints Pères par bonne prudence ont accommodée pour renverser les
ennemis de la chrétienté ».
Calvin doute de plus en plus des conciles successifs : « en quelques-uns de
ceux [des Conciles] qui ont été tenus depuis, nous apercevons un bon zèle et
des signes évidents de doctrine, de prudence et d'esprit; mais selon que le
monde a coutume de décliner en empirant, il est facile de voir combien
l'Eglise petit à petit a décliné de sa droite pureté ».
Le point à souligner
est que même s’il accepte certains conciles, il les voit comme des
assemblées humaines : « ils tiennent pour une résolution certaine, qu’un
concile universel représente vraiment l’Eglise : se fondant sur ce principe,
ils concluent sans aucun doute que tous les conciles universels sont régis
directement du Saint-Esprit, et ce de fait qu’ils ne peuvent errer. Mais
comme c’est eux-mêmes qui régissent les conciles, et même qui les font, tout
ce qu'ils leur attribuent d’autorité, ils le prennent à la vérité pour eux.
Ils veulent donc que notre foi se tienne debout, ou qu’elle tombe bas à leur
plaisir ».
Dans ces conditions, les dogmes pourront être acceptés comme de bonnes
interprétations de l’Ecriture, mais ils seront simplement œuvre humaine.
Dogme et Parole de Dieu chez Karl
Barth.
Dans sa fameuse
Dogmatique, Karl Barth perçoit le dogme au sens catholique comme une
mise en cause de la Parole de Dieu.
En raison du titre
même de son œuvre, Barth doit préciser que, pour lui, « la dogmatique a
pour tâche de mettre en question l'équivalence de la Parole de Dieu et de la
parole humaine dans la prédication ».
Cette approche s’oppose à celle des catholiques : « Nous nous opposons
ainsi à la définition catholique romaine des concepts de dogme et de
dogmatique. Pour le catholicisme, le dogme, c'est une vérité de la
révélation définie par l'Eglise, et la dogmatique, c'est la systématisation
et le commentaire de ces dogmes ».
Pour Barth, le dogme
ne jouit pas d’une prérogative réservée à la Parole de Dieu : « les
dogmes ne sont pas des veritates a Deo formaliter revelatae.
Dans les dogmes, c'est l'Eglise du passé qui parle ; elle est véritable,
elle a une autorité, elle ne parle pas sine Deo,
mais c'est l'Eglise qui parle : elle définit, c'est-à-dire qu'elle enferme
dans les dogmes, la vérité révélée, la Parole de Dieu. Et par là même, cette
Parole de Dieu devient parole humaine, certes hautement importante, mais
parole humaine. La Parole de Dieu est au-dessus du dogme comme le ciel est
au-dessus de la terre ».
Nous ne nous arrêtons pas au fait de limiter le dogme au passé. L’essentiel
est la différence entre parole humaine et Parole de Dieu. Barth situe
clairement le dogme au plan humain : « En tant que le dogme
ecclésiastique est un commandement, il est un commandement humain, un
commandement donné par des pécheurs, même si ces pécheurs sont rassemblés
dans l'Eglise, et en ce sens il participe à l'équivoque, à l'infirmité, à la
misère des commandements humains ».
Il croit qu’en revanche le dogme catholique prétend se trouver au niveau
même de la Bible, et que du même coup l’Eglise perd la possibilité d’écouter
la Parole : « Cette identification de la Parole de Dieu et du dogme
ecclésiastique fait apparaître la grandiose solitude dans laquelle doit se
trouver une Eglise qui s'approprie par avance la Parole de Dieu, qui en
dispose et a perdu la possibilité d'entendre une voix qui lui est
extérieure ».
Commentaire des questions de Calvin et
de Barth.
Calvin croit
apparemment que les « catholiques »
comprennent les évêques comme successeurs des Apôtres dans tous les sens du
terme (peut-être l’a-t-il entendu enseigner ainsi). Or il est clair que les
Apôtres ont un rôle unique de fondation. Leurs successeurs ne sont tels que
pour une partie de leur ministère : « Dire que le magistère conserve et
explique le dépôt primitif, et en particulier l’Ecriture, ce n’est en aucune
façon dire que le magistère de l’Eglise est au-dessus de l’Ecriture. Ce
serait là une grave erreur. (…) Elle provient de ce qu’on oublie de
distinguer entre le magistère exceptionnel de l’Eglise, lorsqu’elle
possédait encore en elle les apôtres, éclairés par des révélations, et
auteurs de l’Ecriture sainte ;
et le magistère permanent de l’Eglise apostolique, qui est privé de
révélations, et assisté uniquement en vue de conserver et d’expliquer le
dépôt ».
Le rôle du magistère postapostolique ne saurait être de composer des textes
qui aient l’autorité du Nouveau Testament, mais de veiller à ce que le
message biblique ne se perde pas : « Ces deux normes, ces deux règles,
l’une apostolique, l'autre postapostolique, sont toutes deux divines. Sans
la première le monde n’aurait jamais connu infailliblement, publiquement,
extérieurement, la révélation chrétienne. Sans le seconde, le monde ne
connaîtrait plus infailliblement, publiquement, extérieurement le sens divin
de cette révélation ».
Ainsi, le magistère des successeurs des Apôtres, loin de vouloir supplanter
l’Ecriture, trouve sa raison d’être dans la nécessité même de ne pas perdre
l’Ecriture. Ainsi, il la sert en veillant sur son interprétation : « Il
s’agit donc, dans le dogme de l’Eglise, de l’interprétation correcte de
l’Ecriture. Dans cette interprétation le Magistère n’est pas au-dessus de la
Parole de Dieu, mais bien plutôt à son service (cf. DV, 10). Le
Magistère ne juge pas de la Parole de Dieu mais de l’exactitude de son
interprétation ».
Barth a toutefois
quelque raison de penser que le dogme puisse s’identifier à la révélation.
Lorsque le pape Pie XII définit le dogme de l’Assomption, le 1er
novembre 1950, il dit en effet, suivant en cela la tradition catholique :
« Nous affirmons, déclarons et définissons comme un dogme divinement
révélé… »,
et il précise ensuite : « Si quelqu’un, ce qu’à Dieu ne
plaise, osait volontairement mettre en doute ce qui a été défini par Nous,
qu’il sache qu’il a totalement abandonné la foi divine et catholique ».
Le
sens de ces formules n’est pas de dire que le dogme soit l’équivalent de la
Bible, mais de dire qu’il exprime le sens de l’Ecriture et donc se fonde sur
elle, comme d’ailleurs le précise Pie XII (toujours à propos de
l’Assomption) : « Tous ces arguments et considérations des saints Pères
et des théologiens reposent sur l’Ecriture comme sur leur dernier
fondement ».
En d’autres termes, « le contenu des dogmes n'est pas révélé par Dieu
parce qu'il est défini par le magistère, mais l'inverse est vrai. La
définition ne confère pas à son contenu le caractère révélé, mais elle le
suppose et le reconnaît ».
C’est donc parce que le dogme définit ce qui est implicitement contenu dans
la révélation que son autorité est celle même de la révélation. Les paroles
de Pie XII concernent directement les catholiques. Dans le dialogue, on doit
essayer de manifester le sens des dogmes à l’aide du critère de la
hiérarchie des vérités,
qui implique de montrer la relation des dogmes avec des vérités de foi plus
centrales, par exemple : Marie est assumée au ciel avec son âme et son corps
parce qu’elle intimement unie à son Fils ;
cela présuppose le dogme plus fondamental de Marie comme Mère de Dieu, qui à
son tour présuppose le dogme plus fondamental de la divinité et de
l’humanité de Jésus-Christ, mais chacun de ces dogmes est reçu avec la même
foi.
La connotation négative du terme de
« dogme » dans la culture moderne et contemporaine.
La mentalité
contemporaine est bien évidemment influencée par la modernité, dont Kant est
l’un des plus éminents représentants. Son refus du « dogmatisme »
philosophique est connu : la pensée « critique » s’oppose frontalement à la
pensée dogmatique, c’est-à-dire pour lui à une pensée qui ne réfléchit pas à
ses conditions de possibilité. Il critique aussi le dogme au plan religieux.
Après avoir affirmé que religion et paganisme sont comme A et non-A, Kant
explique que vouloir imposer universellement des dogmes est une attitude
païenne : « toute foi d'Eglise, en tant qu'elle fait passer des dogmes
simplement statutaires pour des dogmes religieux essentiels, a une certaine
dimension de paganisme; car celui-ci consiste à faire passer l'extérieur
(l'inessentiel) de la religion pour essentiel ».
Cette position a un passé et un futur. On y reconnaît d’abord un héritage de
la Réforme – en partie infidèle au texte des Réformateurs mais significatif
de leur impact historique – à savoir l’insistance sur la dimension
invisible, ou cachée, de l’Eglise, et la dévalorisation de son aspect
visible. D’autre part, Kant influencera la pensée postérieure, et
contribuera à donner au dogme une connotation négative.
Lorsque Schopenhauer
commente l’histoire de la morale, il liquide en un instant la période
médiévale, en raison de sa soi-disant référence exclusive au « dogme » :
« quant au moyen âge, les dogmes de l'Eglise lui suffirent ».
Nous ne commentons pas la confusion entre philosophie et théologie que
manifeste une telle remarque. Nous la prenons seulement comme un deuxième
indice de ce qui est assez clair : la connotation négative du dogme dans la
modernité.
Ajoutons, sans autre
commentaire, que lorsque la postmodernité rejette la modernité, ce sont les
dogmes de la modernité qu’elle rejette, en tant que dogmes. Elle rejette les
dogmes de la modernité en raison de l’un d’entre eux : l’antidogmatisme.
Opposition entre dogme et
l’œcuménisme.
Nous avons évoqué les
oppositions ou au moins les réticences protestantes face aux dogmes
catholiques, ainsi que le contexte culturel contemporain défavorable au
dogme. A cela s’ajoute l’œcuménisme comme tel, que certains n’hésitent pas à
voir comme incompatible avec le dogme : « Fondamentalement, l’œcuménisme,
à la base ou à son niveau le plus officiel, est un dialogue rendu possible
par l’existence d’une base commune et la volonté des partenaires de
s’asseoir à une même table. C’est ce dernier point qui a fait longtemps
obstacle à l’œcuménisme catholique, dans la mesure où le dogme officiel
faisait de cette Eglise l’unique détentrice de toute la vérité. Tout
dialogue œcuménique repose sur un pluralisme ecclésiologique et un certain
relativisme par rapport à l’expression de la vérité ».
Nous essaierons
ci-dessous de proposer une autre analyse, à partir d’une question : quelle
alternative propose-t-on au dogme (sous ce nom ou un autre), dans
l’œcuménisme ?
Après l’étude des
présupposés d’auteurs non-catholiques par rapport au dogme, nous allons
essayer de discerner deux approches fondamentales différentes chez les
auteurs catholiques.
Présupposé positif ou négatif
des théologiens catholiques par rapport au dogme.
Parmi les théologiens
catholiques, qui acceptent le dogme comme tel, la compréhension de ce qu’est
le dogme peut être d’abord négative – le dogme considéré comme réponse à
l’hérésie – ou d’abord positive – le dogme comme meilleure compréhension de
la foi.
Le dogme a d’une part
une dimension de défense/maintien de la foi. Cet aspect a la même raison
d’être que la révélation elle-même, car celle-ci serait dénuée de sens si
elle avait dû être ensuite soumise sans assistance divine à la fluctuation
des opinions humaines. C’est ce que résume Vatican II : « Ce que Dieu
avait révélé pour le salut de toutes les nations, il a décidé dans sa très
grande bonté de le maintenir à jamais intact et de le transmettre à toutes
les générations. Aussi le Christ Seigneur, en qui toute la révélation du
Dieu suprême reçoit son achèvement, ayant accompli lui-même et proclamé de
sa propre bouche l'Evangile promis auparavant par les Prophètes, ordonna à
ses Apôtres de le prêcher à tous comme la source de toute vérité salutaire
et de toute discipline morale, en leur communiquant les dons divins. L'ordre
du Christ a été fidèlement exécuté par les Apôtres (…) Pour que l'Evangile
fût gardé à jamais intact et vivant dans l'Eglise, les Apôtres ont laissé
comme successeurs les évêques, auxquels ‘ils ont transmis leur propre charge
d'enseignement’ ».
Comme le relève John Henry Newman, on pouvait s’attendre à ce que Dieu
veille au maintien de la révélation par une autorité extérieure : « dans
la mesure où il y a probabilité de développements vrais, de doctrine et de
pratique, au sein du plan divin, dans cette même mesure il y aura
probabilité pour que ce plan ait ménagé une autorité extérieure pour en
juger, pour les séparer de la masse de spéculations purement humaines,
d'extravagances, de corruptions et d'erreurs au milieu de laquelle ils se
produisent. C'est pas autre chose que la doctrine de l'infaillibilité de
l'Eglise ».
Le dogme ne se limite
pas à son aspect statique (garder et défendre la foi). Vatican II signale
aussi un aspect dynamique, d’approfondissement de la foi : « Cette
Tradition qui vient des Apôtres se développe dans l'Eglise sous l'assistance
du Saint-Esprit : grandit en effet la perception des choses et des paroles
transmises, par la contemplation et l'étude qu'en font les croyants qui les
gardent dans leur cœur, par la pénétration profonde des réalités
spirituelles qu'ils expérimentent, par la proclamation qu'en font ceux qui
avec la succession épiscopale ont reçu un charisme assuré de la vérité ».
Le dogme est un aspect culminant de la contemplation de la révélation.
Suivant qu’ils
insistent surtout sur le premier aspect, ou aussi sur le second, les
théologiens catholiques auront différentes appréciations du rôle du dogme
catholique dans le dialogue œcuménique.
Approche plutôt négative du dogme.
Nous commençons par
présenter la vision « négative » du dogme. Nous n’entendons pas par là une
approche qui verrait le dogme en tant que tel comme négatif, mais une
insistance sur la négation d’une erreur. Le dogme est ainsi surtout comme la
réaction à un phénomène négatif.
Cette approche plutôt
négative du dogme peut provenir avant tout de deux causes : 1. l’expérience
du passé, 2. le lien entre dogme et hérésie.
1. La première cause
est la crainte suscitée par les erreurs du passé : « on sait le risque
qu’il y a à étendre le domaine de l’irréformable, au moment où nombre
d’études historiques montrent la complexité de certains dossiers et où, pour
certains cas, il convient de parler, sinon d’erreurs, du moins de prises de
position regrettables. Les juges de Galilée estimaient bien que la fixité de
la terre au centre du monde était un point connexe à la révélation.
Heureusement qu’ils n’ont pas proclamé leur sentence irréformable! ».
Personne ne contestera l’utilité de la prudence, jointe à la confiance dans
l’assistance de l’Esprit à son Eglise. Mais tel n’est pas directement notre
objet, car la question demeure entière : une fois toutes les précautions
prises, après une longue maturation, est-il en soi possible de proclamer un
dogme à l’âge de l’œcuménisme ?
Une variante de la
crainte suscitée par les expériences du passé est exprimée par les
communautés chrétiennes « non-dogmatiques » : « Les Eglises dites ‘sans
confession de foi’ ont été tout particulièrement sensibles aux dangers des
affirmations de la foi. Ces affirmations peuvent rapidement conduire au
formalisme, au détriment de la nature de la foi comme confession et
engagement personnels. On peut aussi en faire mauvais usage si on oblige les
gens à les accepter en violant leur conscience ».
Nul doute que tous ces dangers sont bien réels, mais ils sont la face
négative que l’on trouve en toute réalité positive et qui n’en justifie pas
le rejet, faute de quoi les acquis de la civilisation devront tous être
rejetés : le feu, l’usage des outils, les lois etc. ont été utilisés pour
tuer. L’amour a souvent mené à la haine… En rejetant un bien qui peut être
mal utilisé, on perd aussi l’apport de ce bien.
2. Une deuxième cause
de l’approche négative du dogme est le lien historique des déclarations de
foi avec des hérésies. Le P. Bouyer, se fondant sur les circonstances dans
lesquelles les « dogmes » antiques ont été proclamés, voit le dogme plutôt
sous l’angle de son contexte regrettable : « Pas d'idée plus étrangère
aux anciens que cette idée moderne, que la multiplication des définitions,
par elle-même, constituerait un progrès positif. Cette prolifération
correspond bien davantage, dans leurs perspectives, aux cicatrices
inévitables que laissent, sur le corps de la vérité, les erreurs dont elle a
triomphé ».
L’argument du P.
Bouyer ne doit pas être sous-estimé, mais il n’embrasse pas l’ensemble de la
question, même par rapport à la période patristique. Les Pères voyaient
aussi que du mal des hérésies Dieu pouvait tirer un bien pour les fidèles.
S. Augustin disait ainsi : « Puisque rien n'est plus vrai que le principe
: ‘Il faut des hérésies nombreuses afin de manifester parmi vous les
chrétiens éprouvés’ [I Co 11,19], sachons tirer également parti de ce
bienfait de la providence divine. Ceux qui deviennent hérétiques, en effet,
n'en erreraient pas moins s'ils restaient dans l'Eglise. Etant sortis, ils
rendent de très grands services, non point en enseignant le vrai qu'ils
ignorent, mais en stimulant les catholiques charnels à rechercher le vrai et
les spirituels à le pénétrer » ;
« si l'orgueil n'existait pas, il n'y aurait pas d'hérétiques, ni de
schismatiques, ni de circoncis, ni d'adorateurs de créatures et d'idoles.
Mais, s'il n'y en avait pas, alors que le peuple élu n'a pas encore atteint
la plénitude de développement qui lui est promise, on serait beaucoup trop
paresseux dans la recherche de la vérité ».
Approche positive du dogme.
Le dogme n’a pas
qu’un aspect de réaction à la négativité, pour réel qu’il soit. Nous avons
vu que la Constitution Dei Verbum voit aussi le dogme sous son aspect
de progrès dans la connaissance de la révélation.
Le jeune abbé
Journet, annonçant la suite de son œuvre, voit le dogme avant tout comme un
progrès dans l’approfondissement de la révélation, qui doit être reçu de
Dieu avec reconnaissance : « Voilà bien un Dieu d’amour. Il nous appelle
à la participation de ses richesses, de sa vie, de sa félicité, de sa
lumière. Il nous le dit à l’avance, pour que notre temps ici-bas ne soit pas
gâché, ‘pour que nous ne soyons plus des enfants, flottants et emportés à
tout vent de doctrine par la tromperie des hommes et leur astuce à induire
en erreur’ (Ephes., IV, 14), pour que notre exil soit consolé et nos cœurs
purifiés par l’espérance, ‘car quiconque a cette espérance en Dieu, se rend
pur comme Dieu même est pur’ (I Jean, III, 3). Il nous communique donc dès
maintenant les certitudes définitives, celles qui dans le grand soleil du
dernier jour ne seront point la nuée qui se dissipe, mais la fleur qui
s’épanouit ».
Les dogmes ne
soumettent pas la foi ou la mystique à un carcan rationaliste. Au contraire,
ils défendent la foi contre des erreurs qui sont toujours l’impact de
fausses prétentions de la raison, et indiquent à la contemplation l’espace
où elle pourra s’épanouir : « Les dogmes, le dogme trinitaire, le dogme
de la création purement libre et gratuite de l'univers, les dogmes de
l'incarnation, du sacrifice rédempteur, de la transsubstantiation, les
dogmes sacramentels, le dogme marial, sont les grandes protestations que
l'Eglise fait entendre au cours des âges contre la rationalisation des
prodigieuses révélations de l'Ecriture sainte. Loin d'atténuer le mystère,
ils en cernent les contours pour permettre à l'esprit d'entrer plus avant
dans sa nuit et de se perdre dans sa profondeur ».
Si la formulation du dogme peut être technique, ce n’est pas pour soumettre
la foi à la technique, mais pour défendre la révélation de manière précise.
Et cette précision profite à la contemplation elle-même, qui évite de se
perdre dans des voies moins directes.
Interprétation des dogmes.
Après avoir présenté
le contexte et les présupposés du débat sur les dogmes, nous présentons
quelques propositions d’interprétation œcuménique des dogmes. Nous
commençons par exposer deux pôles de la question : le maintien des dogmes
dans le dialogue œcuménique d’une part, des propositions de ne pas imposer
les dogmes récents aux non-catholiques d’autre part.
Maintien des dogmes dans le dialogue.
Participant à une
rencontre entre théologiens catholiques et protestants à Harvard durant le
Concile Vatican II, le cardinal Bea, premier président du Secrétariat
Pontifical pour l’Unité des Chrétiens, expliquait ainsi le lien entre dogme
et dialogue œcuménique : « Avant tout, l’enseignement fondamental de
l’Eglise catholique ne sera pas changé. Un compromis sur des points de foi
qui ont déjà été définis est impossible. Il serait franchement injuste
vis-à-vis de nos frères non-catholiques de soulever de faux espoirs de cette
nature. Et il n’y pas de possibilité que l’Eglise – même dans son zèle pour
une éventuelle union – puisse jamais se satisfaire d’une reconnaissance des
seuls ‘dogmes essentiels’, ou qu’elle renverse ou retire les décrets
dogmatiques rédigés au Concile de Trente. Il serait aussi simplement
malhonnête de suggérer qu’il y ait quelque vraisemblance à ce que les dogmes
de la primauté et de l’infaillibilité du pape soient révisés. L’Eglise a
proclamé toutes ces doctrines comme étant de foi, c’est-à-dire comme des
vérités révélées par Dieu lui-même et nécessaires au salut. Précisément à
cause de ces déclarations solennelles faites sous la conduite de l’Esprit
Saint, l’action de l’Eglise dans ce domaine est sévérement limitée. Elle
doit garder ces vérités, les expliquer, les prêcher, mais elle ne peut les
compromettre. Car l’Eglise fondée par le Christ ne peut falsifier la Parole
de Dieu, que Dieu a prêchée et confiée à son soin. Elle doit humblement se
soumettre à celui à qui elle est inaltérablement unie ».
Le cardinal Bea explique ensuite que l’Eglise peut certes expliquer de
manière renouvelée des doctrines souvent mal comprises,
et qu’en outre bien des points n’ont jamais été définis.
Un peu plus tard, le
pape Paul VI mentionne certains arguments œcuméniques opposés au dogme, et
les rejette : « Au prix d'un travail poursuivi au long des siècles, et non
sans l'assistance de l'Esprit-Saint, l'Eglise a fixé une règle de langage et
l'a confirmée avec l'autorité des Conciles. Cette règle est souvent devenue
le mot de ralliement et l'étendard de la foi orthodoxe. Elle doit être
religieusement respectée. Que personne ne s'arroge le droit de la changer à
son gré ou sous prétexte de nouveauté scientifique. Qui pourrait jamais
tolérer l'opinion selon laquelle les formules dogmatiques appliquées par les
Conciles oecuméniques aux mystères de la Sainte Trinité et de l'Incarnation
ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps, et devraient
témérairement être remplacées par d'autres ? De même on ne saurait tolérer
qu'un particulier touche de sa propre autorité aux formules dont le Concile
de Trente s'est servi pour proposer à la foi le mystère eucharistique. C'est
que ces formules, comme les autres que l'Eglise adopte pour l'énoncé des
dogmes de foi, expriment des concepts qui ne sont pas liés à une certaine
forme de culture, ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à
telle ou telle école théologique. Elles expriment ce que l'esprit humain
perçoit de la réalité par l'expérience universelle et nécessaire et ce qu'il
manifeste par des mots adaptés et certains provenant du langage courant ou
savant. C'est pourquoi ces formules sont adaptées aux hommes de tous les
temps et de tous les lieux. On peut assurément, comme cela se fait avec
d'heureux résultats, donner de ces formules une explication plus claire et
plus ouverte, mais ce sera toujours dans le même sens selon lequel elles ont
été adoptées. Ainsi la vérité immuable de la foi restera intacte, tandis que
progressera l'intelligence de la foi. Car comme l'enseigne le Ier Concile du
Vatican, dans les dogmes sacrés ‘on doit toujours garder le sens que notre
Mère la sainte Eglise a déclaré une fois pour toutes. Jamais il n'est permis
de s'en écarter sous le prétexte spécieux d'intelligence plus profonde’ ».
Il applique cette conviction de la pérennité des dogmes à l’œcuménisme :
« Mais prétendre supprimer la difficulté doctrinale en cherchant à diminuer
l’autorité des affirmations que le magistère de l’Eglise déclare
obligatoires et définitives, ou en cherchant à négliger ou à cacher ces
mêmes affirmations, ce n’est pas rendre un bon service. Ce n’est pas un bon
service pour la cause de l’union, car cela crée chez les frères séparés la
méfiance, la crainte d’être mystifiés, le soupçon qu’on puisse les tromper
et puis, dans l’Eglise, cela fait craindre que l’on cherche l’union au prix
de vérités indiscutables, que le dialogue finisse par nuire à la sincérité,
à la fidélité et à la vérité ».
Propositions d’interprétation
œcuménique des dogmes.
Semblant prendre le
contre-pied des principes que nous venons d’exposer, des théologiens à
l’autorité reconnue estiment que l’acceptation des dogmes proclamés par
l’Eglise catholique après les séparations historiques ne doit pas être
présentée aux autres chrétiens comme une exigence préalable à l’unité. C’est
l’opinion que le P. Congar développe à partir du Filioque : « Ma
conviction est qu'il faut reconnaître la coexistence de deux traditions dont
chacune est complète et cohérente mais qui ne sont pas superposables. Il
faudra reconnaître cela, l'accepter. Oui, s'accepter différents pour se
reconnaître radicalement unanimes. Cela pose une grave question, car le
‘Filioque’ est pour nous un dogme, pas un simple theologoumenon. Mais le
problème se posera aussi pour d'autres articles. Avant moi, des théologiens
de la classe de Louis Bouyer (Istina 14, 1969, 112-115) ou Avery
Dulles (Theological Studies 29, 1968, 393-416) ont répondu qu'une
restauration de la pleine communion serait possible sans qu'une des deux
Eglises impose à l'autre de tenir tout ce qu'elle a pu déterminer, et même
dogmatiser, dans la situation d'une rupture de la communion qui, du reste,
n'a jamais été totale ».
Le P. Bouyer pose de
fait le même principe : « il devrait être reconnu de part et d'autre que
seuls les sept grands Conciles de l'Eglise indivise ont pu formuler des
définitions de la foi sur lesquelles on ne saurait revenir d'aucune manière.
En même temps, l'une et l'autre Eglises devraient reconnaître que, sans
jouir de la même autorité, des conciles locaux qui ont obtenu l'adhésion
formelle de toute la partie, soit orientale, soit occidentale, de l'Eglise
où ils ont été tenus doivent être reçus avec respect et interprétés
sympathiquement par l'autre partie ».
Il le commente en l’appliquant aux trois derniers dogmes proclamés : « Une
telle déclaration réciproque, de la part des autorités des deux Eglises,
devrait s'accompagner de la reconnaissance du fait que les décisions passées
doivent, dans chaque cas, être complétées et interprétées en fonction d'un
nouvel examen des questions, à être opéré de concert, dans un esprit de
mutuelle charité et de fidélité commune à toute la tradition des saints
Pères. A cette étape ou ensuite, il devrait être déclaré par le Siège
apostolique de l'ancienne Rome que le dogme de la primauté de ce Siège et de
l'infaillibilité des décisions doctrinales prises par le pape comme docteur
de l'Eglise universelle doit s'entendre, d'abord avec les compléments que
Vatican II y a déjà apportés concernant le rôle magistériel de tout
l'épiscopat et la participation de tout le peuple de Dieu au témoignage
rendu perpétuellement à la vérité dans la charité, et secondement à la
lumière de toute la tradition de l'Eglise indivise. Quant à ce qui concerne
les définitions papales de 1854 et de 1950, touchant la Conception Immaculée
de la bienheureuse Vierge Marie et son Assomption, il semble également que
le même Siège apostolique devrait alors et pourrait sans difficulté déclarer
que ces définitions elles-mêmes sont à entendre au sens simplement où
l'Eglise orthodoxe elle-même n'a pas cessé de croire en la pureté parfaite
de la Mère de Dieu et en son association étroite, dès sa Dormition, à la
victoire de son Fils sur la mort elle-même ».
Avery Dulles (qui
comme le P. Congar deviendra par la suite cardinal) commence par rappeler
que l’objet du dogme est supérieur à celui du langage ordinaire, que sa
proclamation a lieu dans un contexte culturel bien précis, et que dans le
passé une même expression a pu avoir plusieurs sens.
Il ajoute qu’au moins jusqu'à Constantin, on concevait bien des credos des
Eglises locales.
Il en conclut que « il devrait être clair qu’un pluralisme dogmatique
simultané est quelquefois admissible sans préjudice pour l’unité de
l’Eglise. Si une même foi peut être formulée différemment pour des époques
historiques différentes, une variété semblable pour être tolérée pour
différentes cultures dans une période chronologiquement identique ».
En résumé : « C’est donc une simplification excessive de dire que les dogmes
sont irréformables. En principe, chaque déclaration dogmatique est sujette à
reformulation. Parfois il peut être suffisant de rhabiller les vieux
concepts avec de nouveaux mots qui, sur le plan pratique, ont les mêmes
significations. Mais dans d’autres cas les formules consacrées refléteront
une compréhension inadéquate (…) Quand les hommes acquièrent un nouveau
conditionnement culturel et de nouveaux horizons, ils doivent
reconceptualiser leurs dogmes à partir de leur point de vue actuel. Il y a
des signes qu’un tel processus est en cours par rapport à de nombreux dogmes
catholiques, comme le péché originel, la transsubstantiation et peut-être la
conception virginale de Marie ».
Il conclut que la solution n’est ni dans l’abrogation des dogmes, ni dans
une acceptation œcuménique mutuelle des énoncés de foi tels qu’ils ont été
formulés dans le passé, mais dans la recherche commune d’une formulation
renouvelée.
Répondant en 1985 aux
questions du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens à propos du dialogue
entre anglicans et catholiques, la Conférence des évêques de France pose les
principes suivants : « Nous pensons qu’une recherche théologique devra
clarifier le lien et la distance que les nouveaux textes de convergences et
d’accord œcuméniques doivent entretenir avec les documents confessionnels
respectifs. Deux choses d’emblée semblent exclues: aucune confession ne peut
exiger de l’autre un ralliement littéral aux documents officiels élaborés
pendant le temps de la séparation, ce qui reviendrait à retirer a priori
toute portée au dialogue oecuménique engagé; d’autre part, aucune d’entre
elles ne peut parler ni s’engager aujourd’hui en toute responsabilité sans
vérifier la cohérence entre ce qu’elle dit aujourd’hui et ce qu’elle estime
imprescriptible dans ses prises de position du passé. La fécondité propre du
dialogue oecuménique est de conduire à exprimer dans un langage nouveau et
vraiment réconcilié tous les aspects de la vérité de foi contenue dans les
traditions respectives et qui ont été souvent exprimés selon des vues
unilatérales, polémiques, éventuellement négatrices ».
Cette position ne nie pas en soi l’importance des dogmes passés : elle nie
que l’on doive considérer comme indispensable la ratification des dogmes
dans leurs termes précis, et envisage qu’une nouvelle formulation puisse
permettre de les recevoir en commun. Le texte épiscopal y voit une condition
du dialogue œcuménique comme tel.
Les différents textes
que nous venons de résumer envisagent deux points : 1. certains dogmes ont
été proclamés dans une situation de division ; 2. le sens du dogme peut être
maintenu quant à l’essentiel, avec une nouvelle formulation. Nous allons
nous pencher successivement sur ces deux points.
Les dogmes proclamés dans une
situation de division.
Le P. Congar et le P.
Bouyer envisagent tous deux la situation particulière des dogmes proclamés
par une Eglise « dans la situation d'une rupture de la communion » (Congar),
et « qui ont obtenu l'adhésion formelle de toute la partie, soit orientale,
soit occidentale, de l'Eglise » (Bouyer).
Ces questions
montrent l’urgence d’une analyse de ce que signifie le tout et la partie de
l’Eglise dans un tel contexte.
Le pape Paul VI a
tenu compte de la différence de statut entre les Conciles œcuméniques de
l’Eglise indivise (ce par quoi on entend en général en songeant à la
relation entre Rome et Constantinople, car en fait l’Eglise a cessé d’être
indivise au moins depuis le Concile d’Ephèse en 431) et les Conciles tenus
par l’Eglise d’Occident après le schisme de 1054. Dans sa lettre du 5
octobre 1974 au cardinal Willebrands, président du Secrétariat pour l’Unité
des Chrétiens, il parle du IIe Concile de Lyon, habituellement
qualifié de 14e Concile œcuménique,
dans les termes suivants : « Ce Concile de Lyon, qui est compté comme le 6e
des Synodes Généraux célébrés dans le monde occidental ».
Si cette concession de langage est très significative et importante, elle ne
signifie pas que l’Eglise catholique ait renoncé officiellement à considérer
ses derniers conciles comme œcuméniques, dans la mesure où ils rassemblaient
l’épiscopat qui est en communion avec le successeur de Pierre.
Dans la perspective
d’une unité renouvelée avec les Eglises orthodoxes, mais aussi avec d’autres
Eglises, la question des dogmes proclamés par les uns et les autres (cela
vaut aussi en un certain sens des canonisations de saints dans l’Eglise
orthodoxe, dont certains sont des héros de la lutte contre le catholicisme
occidental) mérite une attention particulière. Dans les cas de ce genre, il
pourra être utile de trouver une formulation qui tienne compte davantage des
traditions théologiques des uns et des autres, afin d’exprimer le même
contenu de manière compréhensible par tous. Mais nous ne pensons pas que
cette formulation puisse se faire au détriment du contenu des dogmes, même
exprimé dans des termes qui paraissent ambigus à l’autre partie. C’est ce
que nous allons voir maintenant.
Continuité du contenu et
renouvellement des expressions ?
Les lignes
directrices du rapport entre renouvellement des formules et maintien du
contenu doctrinal sont exposées dans le Décret sur l’œcuménisme du Concile
Vatican II : « Il faut absolument exposer clairement la
doctrine intégrale. Rien n'est plus étranger à l'œcuménisme que ce faux
irénisme qui cause du dommage à la pureté de la doctrine catholique et
obscurcit son sens authentique et incontestable. En même temps, il faut
expliquer la foi catholique de façon plus profonde et plus droite, utilisant
une manière de parler et un langage qui soient facilement accessibles même
aux frères séparés ».
D’une manière générale, et non seulement
par rapport à l’expression des dogmes, le programme du Concile Vatican II a
consisté dans une transmission renouvelée du patrimoine constitué par la
révélation et son interprétation traditionnelle. C’est ce qu’exprime le pape
Jean XXIII à l’ouverture du Concile : « Le XXIe Concile œcuménique
(…) veut transmettre dans son intégralité, sans l’affaiblir ni l’altérer, la
doctrine catholique (…). Certes ce patrimoine ne plaît pas à tous, mais il
est offert à tous les hommes de bonne volonté comme un riche trésor qui est
à leur disposition. Cependant, ce précieux trésor nous ne devons pas
seulement le garder comme si nous n’étions préoccupés que du passé, mais
nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre
époque, en poursuivant la route sur laquelle l’Eglise marche depuis près de
vingt siècles (…) Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit
être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée de la façon qui
répond aux exigences de notre époque. En effet, autre est le dépôt lui-même
de la foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine,
et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur
conservant toutefois le même sens et la même portée ».
L’interprétation des
dogmes se situe entre deux pôles : 1. les limites des formulations en termes
humains, 2. la vérité permanente du dogme.
1. Un même dogme peut
être formulé de différentes manières, en vue d’un approfondissement de la
même foi, puisque l’intelligence plénière n’est donnée que dans la vision
béatifique. Ce processus continuera toujours, car l’Ecriture et la Tradition
« contiennent des trésors de vérité si nombreux et si grands qu’ils ne
sont jamais réellement épuisés ».
Dire ceci n’est rien d’autre que reconnaître la Tradition comme telle,
c’est-à-dire la transmission de la révélation à travers tous les temps et
dans toutes les cultures, de manière à la fois fidèle et compréhensible
(faute de quoi il n’y a pas de transmission). C’est pourquoi la foi
chrétienne a dû être exprimée dès le début dans les termes de la culture
grecque, qui posait des questions auxquelles le Nouveau Testament ne
répondait pas dans les mêmes termes, et même pour répondre à de mauvais
usages des termes bibliques : « au concile de Nicée, en 325, où les
eusébiens se retranchent derrière les expressions bibliques désignant le
Fils comme image du Dieu invisible (Col., i, 15), 'splendeur de sa gloire,
empreinte de sa substance' (Hébr., i, 3), pour affirmer sa ressemblance au
Père, mais nier sa divinité (Jean, i, 1; xx, 28 ; Rom., ix, 5 ; Tite, ii,
13) et son égalité avec le Père (Jean, x, 30), le mot non biblique de
consubstantiel devient le seul qui puisse dénoncer leur exégèse sophistique
et proclamer tant l'identité de nature du Père et du Fils que leur
distinction personnelle ».
2. La valeur
constante des dogmes n’empêche pas qu’ils soient aussi liés aux modes
d’expression théologique du lieu et du temps de leur formulation : « Les
vérités que l’Eglise entend réellement enseigner par ses formules
dogmatiques sont sans doute distinctes des conceptions changeantes propres à
une époque déterminée; mais il n’est pas exclu qu’elles soient
éventuellement formulées, même par le Magistère, en des termes qui portent
des traces de telles conceptions ».
Toutefois, la limitation des termes humains n’empêche pas que ceux-ci soient
nécessaires, car l’acte de foi ne nous met pas en contact avec l’objet de la
foi sans la médiation d’énoncés : « Il faudrait cesser de citer saint
Thomas
à contre-sens, lui faisant dire que la foi ‘a conscience de viser non la
formule, mais la vérité du Dieu vivant’. Que serait la vérité de foi, si
elle n'était la conformité d'un énoncé au réel ? Impossible de se méprendre
sur la pensée de saint Thomas : la manière même dont il pose la question de
l'objet de la foi indique le sens de sa réponse. Elle est double : l'objet
de la foi, c'est en dehors de nous la simplicité de la Vérité divine ;
l'objet de la foi, c'est en nous la complexité d'un énoncé. (…) ‘Certains
ont pensé que la foi ne concerne pas l'énoncé mais le réel, non est de
enunciabile sed de re… C'est une erreur, car la foi suppose un
assentiment, et donc un jugement portant sur le vrai ou le faux, non
potest esse nisi de compositione, in qua verum et falsum invenitur’ [De
Veritate, qu.14 a.12] ».
Les formules
dogmatiques ont un sens qui ne peut être changé et peut toujours être
compris par qui les interprète correctement.
Les définitions passées sont désormais acquises, et les rejeter reviendrait
à mépriser l’action de la divine Providence dans les siècles passés : « quand
l'Église entre en contact avec les grandes cultures qu'elle n'a pas
rencontrées auparavant, elle ne peut pas laisser derrière elle ce qu'elle a
acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel
héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu, qui conduit
son Église au long des routes du temps et de l'histoire ».
Les modes d’expression ne doivent pas être compris comme un
conditionnement radical : « Sans doute faut-il distinguer le contenu
toujours valable des dogmes de la forme dans laquelle il est exprimé. Le
mystère du Christ transcende les possibilités d'expression de toute époque
historique et se dérobe donc à toute systématisation exclusive (…)
Cependant, on ne peut pas séparer nettement contenu et forme d’expression.
Le système symbolique du langage n’est pas seulement un revêtement
extérieur, mais en quelque sorte l’incarnation d’une vérité ».
Le pape Paul VI
résumait l’équilibre à tenir entre contenu permanent et renouvellement
constant des formulations : « on peut assurément, comme cela se fait
avec d'heureux résultats, donner de ces formules une explication plus claire
et plus ouverte, mais ce sera toujours dans le même sens selon lequel elles
ont été adoptées. Ainsi la vérité immuable de la foi restera intacte, tandis
que progressera l'intelligence de la foi ».
Ce sont les deux aspects de la Tradition : transmission d’une foi qui ne
change pas, mais de manière sans cesse renouvelée, approfondie, expliquée de
manière adaptée à la diversité des temps et des lieux.
Paul VI parle
d’« d'heureux résultats » obtenus grâce à une formulation plus claire. De
fait, certains accords ont été ainsi obtenus.
Accords œcuméniques obtenus par une
compréhension renouvelée du sens des dogmes passés.
Plusieurs
déclarations officielles de l’Eglise catholique avec des Eglises orientales
séparées de Rome depuis le Ve siècle invoquent des divergences d’expression
qui ne touchaient pas à la foi elle-même.
Un groupe de
déclarations concerne les Eglises orientales traditionnellement qualifiées
de monophysites, séparées de Rome (et de Constantinople) depuis le Concile
de Chalcédoine, en 451. Le 25 octobre 1971, le Paul VI et le Patriarche Mar
Ignace Jacob III (chef de l’Eglise syrienne orthodoxe), font la déclaration
suivante : « le Pape Paul VI ainsi que le Patriarche Mar Ignace Jacob III
sont d'accord pour déclarer qu'il n'existe pas de divergences dans la foi
qu'ils professent concernant le mystère du Verbe de Dieu qui s'est fait
chair et est devenu vraiment homme, même si des difficultés se sont élevées
au cours des siècles en raisons des expressions théologiques différentes à
travers lesquelles cette foi s'est traduite ».
Moins de deux ans plus tard, le même Paul VI fera une déclaration assez
semblable avec le pape copte Shenouda III.
La troisième grande Eglise qui a refusé Chalcédoine est l’Eglise
arménienne ; le 13 décembre 1996, le pape Jean-Paul II et Karekin Ier
Sarkissian, Catholicos-Patriarche suprême de tous les Arméniens, font une
déclaration commune dans la ligne des précédentes, insistant clairement sur
les différences terminologiques : « les récents développements des
relations oecuméniques et les discussions théologiques, effectuées dans un
esprit d’amour chrétien et de fraternité, ont dissipé de nombreux
malentendus hérités des controverses et des dissensions du passé. (...) Des
facteurs linguistiques, culturels et politiques ont contribué en grande
partie à susciter les divergences théologiques qui ont trouvé leur
expression dans la terminologie employée pour formuler leurs doctrines.
(...) les controverses et les divisions déplorables qui ont parfois découlé
des manières divergentes d’exprimer cette foi, ne devraient plus continuer à
influer négativement sur la vie et le témoignage de l’Eglise aujourd’hui ».
Quelques semaines plus tard, Jean-Paul II, rencontrant le catholicos
arménien de Cilicie (résidant au Liban), liera les déclarations faites avec
les Syriens-orthodoxes, les Coptes et les Arméniens.
L’autre grande
division à base christologique – symétriquement opposée aux divisions
mentionnées ci-dessus – est celle que l’on a qualifiée au cours des siècles
de nestorienne, et qui remonte aux suites du Concile d’Ephèse (431).
L’Eglise Assyrienne de l’Orient, qui n’a pris part à aucun Concile antique
et se trouvait hors de l’Empire romain, est ainsi aujourd’hui encore séparée
de Rome (et de Constantinople). Le 11 novembre 1994, le pape Jean-Paul II et
le patriarche assyrien Mar Dinkha IV font une déclaration commune qui se
réfère elle aussi à des malentendus. Après avoir affirmé la foi commune, ils
commentent ainsi les divisions passées : « Telle est l’unique foi que
nous professons dans le mystère du Christ. Les controverses du passé ont
conduit à des anathèmes prononcés envers des personnes ou des formules. L’Esprit
du Seigneur nous accorde de mieux comprendre aujourd’hui que les divisions
qui se sont produites étaient dues dans une large mesure à des malentendus ».
Dans la chrétienté
occidentale, l’événement le plus proche de ceux que nous avons présentés
pour l’Orient est la déclaration commune sur la justification entre
catholiques et luthériens, signée à Augsbourg le 31 octobre 1999.
Elle envisage elle aussi que des différences d’expression n’empêchent pas
une vision commune des points centraux : « La compréhension de la
doctrine de la justification présentée dans cette déclaration montre qu’il
existe entre luthériens et catholiques un consensus dans des vérités
fondamentales de la doctrine de la justification. A la lumière de ce
consensus sont acceptables les différences qui subsistent dans le langage,
les formes théologiques et les accentuations particulières ».
Ainsi, des divisions
séculaires en matière dogmatique peuvent commencer à être surmontées sur la
base d’un argument : les expressions différentes visaient en fait à une même
affirmation de foi, mais les interlocuteurs ne se sont pas compris en raison
de systèmes et de vocabulaires différents, ainsi que de facteurs politiques
etc. La conscience de ce type de facteur n’est pas nouvelle. A propos de la
relation entre le Fils et la procession de l’Esprit (thème sur lequel il a
aussi été capable de paroles plus tranchantes), saint Thomas disait : « Si
quelqu'un considère sérieusement les paroles des Grecs, il trouvera qu'elles
diffèrent des nôtres plus dans les mots que dans le sens ».
A propos du vocabulaire trinitaire (le sens du terme « cause »), il relevait
aussi : « on dit quelque chose de manière inconvenante en latin, qui à
cause de la propriété de la langue peut être dit convenablement en grec ».
Bilan des questions
concernant l’interprétation des dogmes.
Dans
l’interprétation des dogmes, il faut tenir un équilibre. D’une part, de
simples questions de vocabulaire peuvent mener à des divisions purement
apparentes, cela ne fait pas de doute. De tels malentendus devraient pouvoir
être surmontés. Il reste que des théologiens intelligents et cultivés ont
cru pendant des siècles à de vraies divisions, et qu’il convient de bien
étudier un cas avant de parler de malentendu. En outre, chaque expression
est solidaire d’un ensemble conceptuel plus vaste, et résoudre un malentendu
ne résout pas nécessairement les problèmes connexes.
L’équilibre à tenir est bien exprimé par le P. Emery : « nous sommes en
présence d’une différence de rationalité théologique, que l’on peut
difficilement réduire à l’unité d’une formule commune sans porter préjudice
à la cohérence interne de chaque tradition doctrinale. La foi ne peut pas
être séparée de la confession qui l’exprime ; il reste cependant que la
recherche du ‘sens’ sous les ‘mots’ fournit, suivant l’analyse de S. Thomas,
le chemin d’une compréhension mutuelle ».
Les
principes d’interprétation sont un aspect de l’appréciation portée sur le
dogme dans le dialogue œcuménique. Un autre aspect relève de présupposés
plus profonds et peut-être moins conscients : voit-on le dogme d’abord comme
positif ou comme négatif ?
L’œcuménisme montre la
nécessité du dogme.
Nous en revenons à
notre question de départ : dogme et œcuménisme. Nous voudrions suggérer
maintenant que, loin de s’opposer au dogme, le dialogue œcuménique comme tel
l’appelle, car l’unité des chrétiens exige une confession de foi.
L’œcuménisme comme tel pose la
question du dogme.
Si le but de l’unité
des chrétiens est l’unité dans la foi, il faudra pouvoir déterminer un
certain nombre de formules exprimant la foi en commun. Comme le disait Foi
et Constitution en 1977 : « Pour atteindre l’unité ou la communion
conciliaire au plein sens de ces termes, il est nécessaire que les Eglises
soient capables de se reconnaître mutuellement comme confessant la même foi
apostolique. Le Conseil Œcuménique des Eglises, spécialement le mouvement de
Foi et Constitution, a pour but de conduire à cette reconnaissance
mutuelle ».
Cela impliquera à la fois de tomber d’accord sur certaines confessions de
foi, et de rejeter des formules déformant ou trahissant la foi. Que ces
formules reçoivent le nom de « dogmes », ou un autre nom retenu comme moins
négativement connoté pour certains chrétiens, le fait reste que l’on ne peut
renoncer à des formules de foi dans renoncer du même coup à l’œcuménisme
comme tel.
A l’extrême, renoncer
à tout texte exprimant la foi reviendrait à rejeter l’Ecriture elle-même,
car ses interprétations divergent tout au long de l’histoire. Il faudrait
rejeter le Christ, car il a divisé ses auditeurs.
Si l’on accepte de se
référer à des formules, lesquelles va-t-on choisir ?
Se référer seulement
à des formules passées suscite aussitôt la question de la limite : à quel
moment du passé s’arrête-t-on ? De ce point de vue, s’arrêter aux deux, ou
quatre, ou sept premiers conciles œcuméniques, ou au seizième ou au
vingtième siècle… et refuser de nouvelles déclarations est plus arbitraire
et moins cohérent que de se limiter à l’Ecriture seule. Mais, précisément,
l’Ecriture laissée à elle seule n’évite pas les divisions. Au contraire, le
canon scripturaire a favorisé des divisions : « Il est inévitable que les
normes théologiques, là où elles ont été mises en place et imposées, aient
entraîné et favorisé le morcellement. A cet égard, il faut dire que le canon
a également contribué, au cours de l'histoire, au morcellement ecclésial.
D'autre part, on ne peut pas trop attendre d'un canon. A aucune époque le
canon de la Bible ne fut qualifié à lui seul pour fonder, mettre en oeuvre
ou légitimer une organisation ecclésiale universelle ».
L’idée de Calvin selon laquelle on devait accepter les Conciles anciens
parce qu’ils « ne contiennent rien qu'une pure et naturelle
interprétation de l'Ecriture »
a été depuis longtemps mise en doute par les réformés eux-mêmes quant à son
présupposé d’accès facile à la clarté de l’Ecriture : « que
peut bien signifier l'affirmation répétée que le protestantisme se distingue
de la théologie traditionnelle par sa référence absolue et normative à
l'Ecriture -sola Scriptura !- du moment que
cette référence s'avère être un facteur d'affrontement et de division entre
les Réformateurs eux-mêmes, plutôt qu'un facteur de clarification et d'unité
dans la Vérité considérée comme une et indivisible ? ».
Si l’Ecriture ne
suffit pas à empêcher la division, les conciles aussi ont toujours été
prétexte à division, l’un étant invoqué contre l’autre : « La
non-réception [de Chalcédoine] se traduit par un schisme, ce qui restera une
loi assez fréquente dans l'histoire des conciles : ceux qui n'acceptent pas
le dernier concile font schisme au nom des précédents ».
La question du
principe de discernement d’une tradition fidèle a été posée clairement par
la Conférence Mondiale de Foi et Constitution
en 1963, dans le rapport final de sa Deuxième Section, traitant de
Tradition, tradition et traditions.
Le document réhabilite la référence à la Tradition dans le dialogue
œcuménique, surmontant en cela la réticence « traditionnelle » de la
théologie protestante. Une telle réhabilitation lui semble nécessaire en
raison même du dialogue œcuménique, qui vise à une transmission commune de
la révélation, c’est-à-dire à une Tradition chrétienne commune. Cela amène à
une question évidente, face à la diversité des traditions chrétiennes :
« Est-il possible de déterminer plus exactement le contenu de la Tradition
unique, et par quels moyens ? Toutes les traditions qui prétendent être
chrétiennes contiennent-elles la Tradition ? Comment pouvons nous distinguer
entre traditions incorporant la vraie Tradition et traditions purement
humaines ? Où trouver la Tradition authentique, et où n'avons-nous qu'une
tradition appauvrie ou même défigurée ? La tradition peut être une
transmission fidèle de l'Evangile, mais elle peut aussi le défigurer ».
En conséquence : « ces questions impliquent la recherche d'un critère ».
Le document passe en revue les critères possibles : d’abord la fidélité à la
Tradition reçue des Apôtres
et aux écrits fixant de cette Tradition
(ce qui vise en particulier l’Ecriture). Toutefois, « la crise gnostique
du second siècle montre que la simple existence d'écrits apostoliques ne
résout pas le problème. La question d'interprétation a surgi aussitôt qu'on
a recouru aux documents écrits ».
L’Ecriture ne suffit pas : « Une simple répétition des paroles des
Ecritures Saintes serait une trahison de l'Evangile; qui doit être rendu
compréhensible, pour être un ferment dans le monde ».
La question resurgit donc : « La nécessité de l'interprétation soulève à
nouveau la question du critère de la véritable Tradition. A travers toute
l'histoire de l'Eglise, ce critère a été cherché dans les Ecritures Saintes,
interprétées correctement. Mais qu'est-ce que l'‘interprétation correcte’
? »
Une nouvelle étape est franchie : « nous pouvons dire que
l'interprétation correcte (en prenant ce mot dans son sens le plus large),
est l'interprétation qui est conduite par le Saint-Esprit ». Mais
qui ne prétendra vouloir suivre le Saint-Esprit ? Comme le reconnaît le
texte, « cela ne résout pas le problème du critère ».
Montréal présente donc une liste de propositions historiques pour résoudre
cette question : Ecriture lue dans son ensemble ou à la lumière de textes
centraux ou de doctrines principales, conscience individuelle, Pères de
l'Eglise, Conciles œcuméniques, magistère,
étude moderne de la Bible et de l’histoire de l’Eglise
etc. En conclusion, chaque critère évoqué, pour utile qu’il soit, renvoie à
un autre car aucun n’est accepté en commun.
Montréal pose donc
une question et donne des éléments de réponse, qui sont utiles mais pas
suffisants. Rien d’étonnant à ce que la même Commission de Foi et
Constitution (dans un document certes moins important que sa conférence
mondiale de 1963) dresse le constat suivant en 1998. Certes, « la
conférence de Montréal a contribué à surmonter l'opposition ancienne entre
les principes de la ‘sola Scriptura’ et de ‘l'Ecriture et la tradition’ ».
Toutefois, « la conférence de Montréal n'a pas complètement expliqué ce
que signifie le fait que la Tradition unique s'incarne dans des traditions
et des cultures concrètes. (…) En définitive, la conférence de Montréal
n'est pas parvenue à aller au-delà de la Déclaration de Toronto (1950),
qui, de propos délibéré, ne donnait pas d'autre critère que la ‘Base’ du COE
pour évaluer l'authenticité ou la fidélité des traditions de ses Eglises
membres, sans parler des autres traditions humaines ».
Ce nouveau texte trouve-t-il donc la solution qui manquait ? En fait, il
décrit la même question, en insistant davantage sur les conditions de
l’interprétation des traditions, mais finalement il semble simplement
hésiter quant à la possibilité même d’une réponse : « au cœur de toutes
les traditions ecclésiales, c'est la Tradition une qui est révélée par la
présence vivante du Christ dans le monde, mais elle ne peut ni être saisie,
ni être maîtrisée par un discours humain. Elle est une réalité vivante,
eschatologique, qui déjoue toutes les tentatives pour parvenir à une
définition linguistique ou une révélation conceptuelle définitive ».
Toutefois le document envisage comme voie future un Concile commun, préparé
par des consultations lors des prises de décision actuelles.
Lorsque Foi et
Constitution publie son document Confesser la foi commune (en 1991),
la nécessité d’une référence commune à la foi est là aussi affirmée,
mais le « projet n’a pas pour objectif d’élaborer une nouvelle confession
de foi œcuménique »,
car le texte se limite à commenter les confessions de foi passées en
signalant des différences non-surmontées.
En fait résoudre la
question des critères de discernement entre les traditions chrétiennes
reviendrait à résoudre tout le problème de l’œcuménisme, c’est-à-dire de la
détermination de ce qu’est la foi confessée en commun de manière durable.
L’œcuménisme lui-même pose directement la question de l’autorité
d’enseignement de la foi, et donc finalement la question du dogme.
Le dogme comme élément de la réponse
catholique à la question œcuménique.
Face à la nécessité
pour les chrétiens de surmonter leurs divisions pour proclamer ensemble la
foi, les dogmes de l’Eglise catholique peuvent être perçus comme un
obstacle. Mais on peut aussi les voir comme une voie pour préserver
effectivement l’unité, et pour la rétablir là où elle est imparfaite.
La
conviction de l’Eglise catholique en matière œcuménique est d’abord de ne
pas avoir perdu l’unité : « L'Eglise catholique affirme par là que, au
cours des deux mille ans de son histoire, elle a été gardée dans l'unité
avec tous les biens dont Dieu veut doter son Eglise, et cela malgré les
crises souvent graves qui l'ont ébranlée, les manques de fidélité de
certains de ses ministres et les fautes auxquelles se heurtent
quotidiennement ses membres… Par la grâce de Dieu, ce qui appartient à la
structure de l'Eglise du Christ n'a pourtant pas été détruit, ni la
communion qui demeure avec les autres Eglises et Communautés ecclésiales ».
Cette conviction implique que l’unité déjà acquise au sein de
l’Eglise catholique en matière dogmatique ne soit pas perdue, ce qui serait
en contradiction avec le but même de l’œcuménisme : « il ne s'agit pas de
modifier le dépôt de la foi, de changer la signification des dogmes, d'en
éliminer des paroles essentielles, d'adapter la vérité aux goûts d'une
époque ou d'abolir certains articles du Credo sous le faux prétexte qu'ils
ne sont plus compris aujourd'hui. L'unité voulue par Dieu ne
peut se réaliser que dans l'adhésion commune à la totalité du contenu révélé
de la foi. En matière de foi, le compromis est en contradiction avec Dieu
qui est Vérité ».
On peut analyser les
différents aspects de cette conviction dans ce que Jean-Paul II dit du
ministère du pape. On y constate en effet à la fois le don de l’unité
préservée et la difficulté œcuménique : « la conviction qu'a l'Eglise
catholique d'avoir conservé, fidèle à la tradition apostolique et à la foi
des Pères, le signe visible et le garant de l'unité dans le ministère de
l'Evêque de Rome, représente une difficulté pour la plupart des autres
chrétiens ».
Le pape, en raison même de sa responsabilité d’unité, demande aux chrétiens
non-catholiques de lui faire des suggestions pour l’exercice de son
ministère. Les suggestions ne peuvent toutefois pas concerner l’essentiel,
mais seulement le mode d’exercice de ce ministère : « j'écoute la requête
qui m'est adressée de trouver une forme d'exercice de la primauté ouverte à
une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l'essentiel de sa
mission ».
En effet, l’essentiel de sa mission est de garantir l’unité, ce qui implique
d’avoir l’unité nécessaire : « Par le pouvoir et l'autorité sans lesquels
cette fonction serait illusoire, l'Evêque de Rome doit assurer la communion
de toutes les Eglises ».
Le ministère du pape
lui-même est une contribution capitale de l’Eglise catholique à
l’œcuménisme. Paul VI, qui était bien conscient du caractère
« diviseur » de son ministère,
en voyait avant tout l’aspect unificateur, en raison de la volonté du
Christ : « Certains ne disent-ils pas que si la
primauté du Pape était écartée, l’union des Eglises séparées avec l’Eglise
catholique serait plus facile? Nous voulons supplier les frères séparés de
considérer l’inconsistance d’une telle hypothèse; et non seulement parce que
sans le Pape l’Eglise catholique ne serait plus telle, mais parce que
l’office pastoral suprême, efficace et décisif de Pierre venant à manquer
dans l’Eglise du Christ, l’unité se décomposerait; et on chercherait en vain
ensuite à la recomposer sur des principes qui remplaceraient le seul
principe authentique, établi par le Christ lui-même… ».
Le
dialogue œcuménique entre catholiques et anglicans aborde précisément notre
question : l’unité des chrétiens (et d’une manière générale la vie de
l’Eglise) va demander des formulations infaillibles de la foi : « Dans
certaines situations apparaîtra un besoin urgent de tester de nouvelles
formulations de foi. Dans des circonstances précises, il pourra se faire que
ceux qui sont investis du ministère de surveillance (épiscopè), en viennent
ensemble, assistés par le Saint-Esprit, à un jugement qui, étant fidèle à
l'Écriture et en harmonie avec la Tradition apostolique, est exempt
d’erreur… Cet enseignement infaillible est au service de l’indéfectibilité
de l'Église ».
Cela conduit le même texte à aborder ensuite la possibilité d’une
déclaration infaillible de l’évêque de Rome : « Dans le cadre de son
ministère le plus large, l’Evêque de Rome exerce un ministère spécifique
touchant le discernement de la vérité, et qui ne fait que traduire sa
primauté universelle. … Un tel enseignement faisant autorité est une forme
particulière d’exercice de la vocation et de la responsabilité du corps des
évêques d’enseigner et d’affirmer la foi. … Cette forme d’enseignement
autoritaire n’a pas une garantie plus grande de l’Esprit que n’en ont les
définitions solennelles des conciles œcuméniques. La réception de la
primauté de l’Evêque de Rome implique la reconnaissance de ce ministère
spécifique du primat universel. Nous croyons que c’est un don à recevoir par
toutes les Églises ».
C’est peut-être la première fois qu’un texte cosigné par des délégués d’une
confession non-catholique-romaine lie explicitement et positivement l’unité
des chrétiens à l’utilité de l’infaillibilité pontificale, quelles que
soient les différences qui demeurent quant à sa compréhension précise.
Conclusion.
Les
dogmes catholiques sont-ils comme tels opposés à l’œcuménisme ? Ils en
constituent sans doute un élément difficile, mais cela signifie-t-il que
l’unité pourra être obtenue en les supprimant ou en les rendant facultatifs
(ce qui reviendrait à les supprimer en tant que dogmes) ?
Pour
comprendre cette question, nous avons commencé par expliquer le sens donné
au terme de « dogme ». Nous avons illustré par quelques exemples
significatifs – Calvin, Barth, Kant – certaines incompréhensions à propos de
ce terme. Il est particulièrement important de voir que les dogmes ne nient
pas le caractère définitif et suffisant de la révélation donnée en
Jésus-Christ, mais entendent en exprimer le contenu implicite de manière
toujours plus explicite, au long des siècles, et en réfuter certaines
interprétations. Il est en effet inévitable que la révélation donne lieu à
des interprétations divergentes, parfois incompatibles, et c’est le respect
même de cette révélation définitive qui demande des explicitations.
Après
les présupposés non-catholiques concernant le dogme, nous avons présenté
deux présupposés de théologiens catholiques qui acceptent le dogme comme tel
mais l’envisagent selon deux accents différents. Le premier accent consiste
à voir le dogme avant tout comme la réaction à une hérésie, donc comme un
phénomène en soi plutôt regrettable et qui devrait être aussi rare que
possible. L’autre accent consiste à voir le dogme non pas d’abord comme une
réaction à l’hérésie, mais comme un approfondissement de la révélation. Dans
cette deuxième perspective, le dogme est reçu avec la reconnaissance que
l’on éprouve face à la vérité, surtout quant il s’agit d’une vérité reçue de
Dieu à propos de Dieu et de son œuvre salvifique. Nous estimons que cette
deuxième approche doit être pleinement valorisée dans le dialogue
œcuménique.
Comment l’Eglise catholique peut-elle se référer à ses dogmes en dialoguant
avec les autres chrétiens ? Le dialogue demande-t-il une simple révision de
la formulation des dogmes catholiques, ou la reconnaissance d’un caractère
secondaire des dogmes proclamés depuis les séparations du passé (dans ce
cas, depuis quelle séparation ?) ? Sans doute la même foi peut être exprimée
par diverses formules, comme en témoignent les dogmes eux-mêmes qui ne
répètent pas simplement l’Ecriture, ou la diversité des Symboles de foi. Le
noyau central d’une affirmation de foi peut être ensuite exprimé et réalisé
avec une certaine marge (que l’on songe simplement à la question de
Jean-Paul II aux autres chrétiens quant à l’exercice de son ministère). Il
reste que la foi implique un jugement sur la vérité d’une affirmation en
termes humains, et que le fait de recourir à des formules ne peut être
rejeté comme tel : nous ne sommes pas dans la Vision béatifique. Une
nouvelle formulation implique une grande prudence, car son contenu ne
saurait être en soi différent de celui des dogmes déjà proclamés sur le même
point. En tout état de cause, une nouvelle formulation serait encore
exprimée en termes humains, et il reste à voir qui pourrait la proclamer, et
avec quel degré d’obligation pour les croyants ?
Cette
dernière question est inséparable du dialogue œcuménique comme tel. Pour que
la pleine unité puisse être réalisée, il faut un accord sur la foi. Pour que
cette unité ne soit pas éphémère, il faut que cet accord puisse durer
au-delà du mandat ou des opinions d’un groupe représentatif, quel qu’il
soit. L’expérience de l’histoire de l’Eglise, et des dialogues œcuméniques
du XX e siècle, montre que ni la référence à l’Ecriture seule, ni
la prétention à lire l’Ecriture dans l’Esprit Saint, ni la référence à
certains passages clefs de la Bible ou à certains textes traditionnels du
passé …, quelle que soit la valeur évidente de ces références, ne suffisent
à éliminer les divergences.
Pour
que la foi puisse être proclamée à l’avenir en commun et de manière sûre,
une relativisation des dogmes passés n’est pas la meilleure des
préparations, car elle ne mènerait qu’à la relativisation des confessions de
foi futures. Elle minerait à l’avance les progrès de l’œcuménisme.
Une
contribution majeure de l’Eglise catholique au dialogue peut être d’y entrer
avec une humble conscience des dons qu’elle a reçus. Avoir une autorité
vivante qui puisse à chaque époque proclamer la foi de manière sûre, en
continuité avec la confession séculaire de la foi apostolique, n’est-ce pas
en soi un but que le dialogue œcuménique doit chercher à atteindre pour tous
les chrétiens, et sans lequel l’unité comme telle est impossible ? Et
n’est-ce pas une réalité déjà présente dans l’Eglise catholique, malgré les
faiblesses de ses membres ? Si dans le dialogue chacun doit reconnaître le
don reçu par chacun des partenaires, cela vaut aussi de ce don catholique
qui est en fait recherché par l’œcuménisme lui-même.
Il
revient au catholique d’abord de rendre humblement grâces à Dieu pour les
certitudes reçues qui alimentent et guident sa contemplation, ensuite de
proposer humblement aux autres chrétiens ses clefs au problème de la
perpétuelle divergence des interprétations de la révélation divine.
Nous
concluons en citant les paroles par lesquelles le pape Paul VI exprimait
durant le Concile Vatican II un sentiment qui traverse toute sa vie :
« Si vous comprenez ce grand problème du remembrement des chrétiens dans
l’unité voulue par le Christ, si vous saisissez son importance et sa
maturation historique, vous sentirez monter du fond de votre âme, précis et
merveilleux, le témoignage de cette sécurité catholique qui vous dira
intérieurement: je suis déjà dans l’unité voulue par le Christ, je suis déjà
dans son bercail, parce que je suis catholique, parce que je suis avec
Pierre. C’est un grand bonheur, une grande consolation; catholiques, sachez
l’apprécier. Fidèles, ayez conscience de cette position privilégiée, due
certainement non au mérite de quiconque, mais à la bonté de Dieu, qui vous a
appelés à ce bonheur ».
fr.
Charles Morerod
op
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